Il est des sorties dont on se souvient... J'aurais pu commencer mon compte rendu comme ça pour expliquer que cette journée fut exceptionnelle. Exceptionnelle parce que Bougnat nous avait fait le plaisir de nous rendre visite et de faire une sortie avec nous (Cyril et moi). Exceptionnelle parce que le grand beau temps était là après une petite chute de neige et un bon regel garantissant de bonnes conditions. Exceptionnelle parce que le créneau pour faire la face E.-N.E. de la Sana était là. Enfin une belle pente raide comme jamais je n'ai skiée, avec une exposition (barres rocheuses) qui rajoute du piment à la course.
Au départ nous ne devions pas venir sur ce secteur mais plutôt faire une course sur 2 jours avec nuit en refuge pour aller au Grand Bec au dessus de Champagny. Pour des raisons familiales nous n'avons pu faire qu'une course à la journée, le lundi de Pâques, donc le choix s'est fait rapidement pour un secteur vers la frontière italienne, Météo France ayant annoncé un retour d'Est et des cumuls de neige entre 15 et 40 cm lors des précipitations entre vendredi et dimanche midi.
Naturellement le sommet choisi fut la Sana, pour deux raisons. D'abord les conditions semblaient être similaires à la course faite le 4 avril: du retour d'Est et du fœhn. Ensuite cela permettait à Bougnat de monter par la voie classique, une pente S.O. débonnaire depuis le col des Barmes de l'Ours et à nous de descendre par la face plus raide ou de revenir à tous moments sur la voie normale si nous jugions la face en mauvaises conditions. Et puis surtout ce coin là est magnifique et nous avions envie de le faire découvrir à un pote.
Nous partons de bonne heure, à 6 H 00 de Val d'Isère puis nous filons bon train dans des pentes empruntées il y a peu. Bougnat suit le rythme au départ puis se rend compte rapidement qu'il doit nous laisser partir ! La neige est dure à la montée puis vers 2800 m elle devient poudreuse, nous débouchons sur un replat où le vent ne semble pas avoir eu d'effet, la neige est bien lisse. Nous repérons brièvement la face. Elle semble plus remplie qu'il y a 9 jours mais quelques rochers et cailloux apparaissent encore. Il faut dire que la chute de neige du week-end est la seule chute de neige en 9 jours. Nos traces dans le couloir rectiligne ne sont plus visibles. Sous le col des Barmes de l'Ours (3077 m) Cyril trace dans 10-15 cm de neige poudreuse, le fond n'est pas dur, c'est un pur régal. Du col nous apercevons Bougnat au bout du replat de l'autre côté, il va à son rythme. Nous attaquons, à présent, la pente terminale orientée S.O.. Ça commence à chauffer, il est 9 heures. Nous rattrapons un groupe venu du refuge de la Femma, côté Maurienne. La neige est toujours poudreuse parfois un peu durcie mais relativement homogène. 10 heures nous sommes au sommet, un léger vent nous défrise. Il ne fait pas très chaud, nous sommes quand même à 3436 m. Le sommet se situe à l'ouest du point de départ de la face. Nous faisons notre traditionnelle séance photo puis nous nous dirigeons vers le point de départ. Juste en dessous pas mal de cailloux, il va falloir les contourner par la droite. Et puis de là où on est, on ne voit pas la pente, ça plonge trop. J'espère que la neige sera bonne, Cyril me dit que ça à l'air pas mal soufflée et c'est vrai que je le sens réservé sur la descente. Je suis prêt, je contourne les cailloux, je suis sur une épaule toute plate. J'avance un petit peu pour voir la pente. C'est magnifique et vraiment raide. La neige à l'air pas mal du tout. Un petit regard à gauche, Cyril est toujours là haut en train de finir de se préparer. Puis il me rejoint. Je lui dis que c'est bien raide mais ça à l'air poudreux. Il me dit que l'entrée doit être plus à droite et qu'il va aller voir. Un virage à droite puis à gauche, au même moment je fais le virage à droite et là, la neige se fissure et presque imperceptiblement je lui dis : « fais gaffe ». La plaque vient de se casser, la rupture est à 1 mètre de moi, un coup d'oeil à gauche elle fait 20-30 cm d'épaisseur puis je regarde Cyril partir dans une "explosion de neige", un de ses bâtons vole en l'air, c'est terrible. 10 H 51: je regarde ma montre comme un réflexe pour me souvenir de l'heure de l'accident. Je comprends que c'est grave, nous avons bien étudié la face, Cyril a chuté là où il ne fallait surtout pas tomber; les barres rocheuses en dessous sont prêtes à l'accueillir. Je ne vois rien de là où je suis. La meilleure solution est de rejoindre Bougnat resté au col. D'une part il a du voir la chute et peut localiser Cyril et d'autre part j'ai un portable alors que lui n'en a pas. Je descends la pente S.O. comme un automate. Essayer de porter secours à Cyril de quelques manières que ce soit. J'arrive au col, Patrice agite un bâton et là avant même de le rejoindre, je comprends non seulement qu'il voit Cyril mais surtout qu'il est vivant. Patrice n'a pas vu la chute mais c'est le bruit de l'avalanche qui a terminé sa course dans les barres, qui l'a alerté. J'appelle Cyril sur son portable. Pas de réponse. Et s'il avait perdu son sac ? Est-il touché ? Puis il commence à traverser la pente en direction de l'arête. Est ce qu'il essaie de remonter ou de récupérer un ski ? Je n'appelle toujours pas les secours. 11 H 10 il s'immobilise, j'appelle le 112 qui est déjà au courant de l'accident. En fait Cyril les a prévenus mais il est choqué et n'arrive pas à répondre à mes coups de fils. Il a quand même fait une chute de 50 mètres. L'urgentiste me demande s'il y a bien deux personnes touchées. Je lui réponds que non puisque je suis directement concerné. Cyril ne sait pas si je l'ai suivi dans la chute, et si j'ai continué à dévaler la pente. Il m'appelle, évidemment je ne réponds pas, j'ai fait le tour. Il me croit peut-être mort comme je l'ai cru perdu quand il est parti sur la plaque. C'est un moment insoutenable et déchirant. JAMAIS je ne veux revivre une telle situation.
Les secours arrivent en hélicoptère qui fait une première rotation. Je me positionne les bras en Y pour qu'ils viennent me voir pour leur expliquer où il se trouve. Un secouriste reste à mes côtés après s'être fait déposer. Cyril se fait hélitreuiller. On entend dans la radio du secouriste qu'il est touché à la tête et à la hanche. Midi moins le quart, le secouriste nous quitte après s'être assuré que nous étions capable de redescendre par nos propres moyens. La descente est tranquille mais nous sommes encore sous le choc. Plus tard nous retrouvons Cyril au centre médical recousu à plusieurs endroits à la tête, près de 40 points de sutures. Il me lâche instantanément " le ski de rando, c'est terminé"...
Mes explications:
La surprise pour moi. Une plaque à vent sur une épaule plate. Nous étions en train de repérer la face quand la plaque est partie. En principe elle aurait du être plaquée un peu plus en contrebas. Je n'ai pas ressenti les signaux qui font qu'on arrête une course ou on change d'option. Il y avait du regel, la quantité de neige fraîche sur le parcours ne dépassait pas 15 cm. De plus il y avait une bonne cohésion avec le fond.
Les erreurs: être sorti le lendemain d'une chute de neige même si elle était peu importante. Avoir négligé le vent qui a soufflé très fort samedi soir. Il s'agissait aussi d'une face Est qui pendant la semaine précédente avait subi des phases de dégel-regel, les températures ayant été douces durant cet épisode. La neige s'est déposée sur une couche dure durant le week-end ce qui a favorisé le glissement.
Ce qui est terrible c'est cette impression d'insouciance et ce sentiment d'impunité qui ne m'ont pas fait voir le danger. En résumé ça n'arrive qu'aux autres et ça passera bien !
Nous avons négligé quelques règles de base. La sanction aurait pu être définitive.